Contexte
Chaque 3 mai, le monde célèbre la Journée internationale de la liberté de la presse. En République Démocratique du Congo, cette liberté a souvent été mise à l'épreuve, marquée par des périodes de répression où des journalistes ont été arrêtés, intimidés, voire assassinés, et où des médias ont été fermés ou censurés, particulièrement en période de tensions politiques.
À l'occasion de la célébration de cette année, Christian Bosembe, Président du Conseil supérieur de l’audiovisuel et de la communication (CSAC), a récemment salué les avancées en matière de liberté d’expression sous le mandat du président de la République, Félix Antoine Tshisekedi. Il a affirmé qu’« aucun journaliste n’a été tué, arrêté ou torturé à cause de ses opinions », qu’« aucune rédaction » n’a été « saccagée » et qu’« aucune chaîne » n’a été fermée sur ordre des services. Ses déclarations ont suscité de vives réactions et de nombreux commentaires contradictoires en ligne. Face à cela, et afin d'éclairer l'opinion publique, Eleza Fact a mené une analyse approfondie et indépendante en consultant les rapports d'organisations de défense des droits des journalistes (Journalistes En Danger JED et Reporters Sans frontières RSF), des témoignages de journalistes, ainsi que d'anciennes déclarations du président du CSAC.
Déclaration officielle
Le 5 mai, une vidéo de 35 secondes a été diffusée sur les réseaux sociaux, notamment sur la page Facebook d’Edmond Izuba (archivé ici). Dans cette dernière, Christian Bosembe, président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et de la Communication (CSAC) en RDC, s'adresse au président Félix Tshisekedi en ces termes, à l’occasion de la journée de la liberté de la presse célébrée chaque 3 mai :
« Excellence M. Le Président, vous n’êtes pas seul dans cette lutte de la salubrité médiatique ; M. Le Président, vous avez fait pour la liberté d’expression dans ce pays, sous votre mandat, aucun journaliste n’a été tué, aucun journaliste n’a été arrêté ou torturé à cause de ses opinions ; aucune rédaction n’a été saccagée, aucune chaîne n’a été fermée aux ordres des services comme ce fut dans le temps ; nous vous remercions sincèrement et nous vous encourageons ».
Cette vidéo, qui a enregistré plus de 7000 vues et généré plus de 200 commentaires au 7 mai, a rapidement suscité une vive controverse. De nombreux internautes ont exprimé leur désaccord, contestant la véracité des affirmations de Christian Bosembe.
Par exemple, un internaute s'est visiblement étonné : « Du mensonge, et Stanys Boujakera ? Que dire du collègue qui a été tué dernièrement à Lubumbashi ? » De même, un autre a commenté avec amusement : « Même le président lui-même n'est pas d'accord avec ses mensonges ». Un autre internaute a quant à lui exprimé son désaccord de manière plus virulente en déclarant : « Il est maudit ce garçon ».
Un discours, un tollé
Eleza Fact a tenté en vain d’entrer en contact direct avec des journalistes dont la liberté a été mise à l’épreuve, faits documentés par des ONG par le passé, mais ils n’ont jusque-là pas réagi. Cependant, toute évolution allant dans ce sens sera ajoutée ultérieurement dans cet article.
Néanmoins, sur X (ex Twitter), certains journalistes n’ont pas tardé à manifester leur indignation à l’encontre des déclarations de Christian Bosembe.
Patrick Lokala (archivé ici), journaliste à Kinshasa, s’insurge, s’adressant au président du CSAC : « Halte à la flatterie ! Cher @CBosembe, le Président de la République n’a pas besoin de tous ces mensonges. À cause de mon travail de journaliste, j’ai été arrêté et torturé devant mon épouse et mes deux enfants. Il est vrai que sous Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo notre pays a fait quelques progrès en matière de liberté de la presse (référence faite à la loi @PatrickMuyaya) mais dire au Chef de l’État que les journalistes n’ont jamais été arrêtés ou fuis le pays à cause de l’exercice de leur travail est un gros mensonge qui ne passe pas dans l’opinion ».
Steve Wembi (archivé ici), journaliste congolais, quant à lui, reprend la séquence de la déclaration vidéo de Christian Bosembe, avec en réaction cette phrase ironique : « @CBosembe dit au président Félix Tshisekedi ce qu’il avait besoin d’entendre, le mensonge ! »
Quelques heures après, il a fait un autre post (archivé ici), où il reprend les photos montrant la brutalité contre Patient Ligodi et l'incarcération de Stanis Bujakera, tous 2 journalistes d' Actualité.cd, disant d’un ton moqueur : « RDC: Les images de Patient Ligodi, DG http://actualite.cd tabassé par la police, et de Stanis Bujakera, directeur de publication d’http://actualite.cd, emprisonné près de 7 mois à Makala. Sûrement que c'était sous Mobutu, Mzee Kabila et Joseph Kabila ».
Analyse factuelle des atteintes à la liberté de la presse en RDC sous le mandat de Félix Tshisekedi
Les déclarations de Christian Bosembe, largement relayées par les médias nationaux et les réseaux sociaux congolais, suggèrent une rupture avec les atteintes à la liberté de la presse en RDC. Cependant, après une enquête minutieuse menée par Eleza Fact, il a été découvert que plusieurs rapports indépendants contredisent ces affirmations.
Des arrestations arbitraires enregistrées
Les arrestations arbitraires de journalistes ont été fréquentes sous le mandat de Tshisekedi. L'exemple le plus emblématique est celui de Stanis Bujakera Tshiamala, correspondant pour Jeune Afrique et Reuters, et journaliste d’Actualité.cd, arrêté le 8 septembre 2023 à Kinshasa. Accusé de « faux en écriture » et « falsification de documents d’État » pour un article qu’il n’avait pas signé, il a été détenu six mois à la prison de Makala, dans des conditions dénoncées par plusieurs ONG et médias internationaux, dont Le Monde (archivé ici).
L'organisation non gouvernementale internationale qui promeut la défense des droits de l’Homme et le respect de la Déclaration universel des droits humains Amnesty International (archivé ici), par exemple, a déclaré à propos de l'arrestation du journaliste Stanis Bujakera qu’« Il s’agit d’une nouvelle preuve de l’attaque à grande échelle contre les droits humains, y compris les droits des journalistes, de la part des autorités de la RDC sous le président Tshisekedi, en particulier à l’approche des élections présidentielles et législatives prévues en décembre ».
Christian Bosembe dénonce lui-même des cas d’arrestations
Par ailleurs, en juin 2023, trois journalistes de Kinshasa ont été arrêtés « dans des conditions déplorables » par des militaires. Christian Bosembe lui-même avait dénoncé publiquement cette arrestation, évoquant des actes de « torture et de brimades » subis par les journalistes, et appelant les autorités à garantir la protection des professionnels des médias.
« Il s’agissait de l’arrestation dans les conditions les plus déplorables, d’une extrême violence, de journalistes dans l’exercice de leur profession par certains éléments des Forces armées de la République démocratique du Congo, qui se sont illustrés par des actes de torture et des brimades sans aucune retenue », s’était indigné Christian Bosembe au micro de Pascal Mulegwa, correspondant de RFI (archivé ici).
Capture d'écran de la déclaration de Christian Bosembe, prise par Eleza Fact sur la page X de Pascal Mulegwa correspondant de RFI
Selon le rapport de Journaliste en Danger (JED) (archivé ici) publié en novembre 2023, plus de 160 journalistes ont été arrêtés arbitrairement entre 2019 et 2023 [Ndlr, sous mandat de Felix Tshisekedi].
Capture d'écran prise par Eleza Fact de l’extrait du rapport de JED page 20
Sur le classement de Reporters Sans Frontières (RSF), qui survient chaque année pour évaluer la situation du journalisme dans 180 pays et territoires, la RDC a perdu 10 places cette année 2025 (archivé ici) par rapport au classement de 2024 (archivé ici), soit 133ᵉ sur 180 cette année, contre 123ᵉ sur 180 l’année dernière, attestant de la dégradation des conditions favorables au journalisme en RDC.
Fermetures et attaques aux médias
Le rapport de JED révèle également que 123 médias ont été fermés, attaqués ou interdits d’émettre pendant la période 2019–2023. Parmi les cas documentés, on note la fermeture arbitraire en août 2020 de Radio Losanganya et RTNC/Sankuru à Lodja dans la province du Sankuru, en lien apparent avec des rivalités politiques locales. Deux journalistes ont également été arrêtés lors de cette opération menée par des agents de sécurité, sans mandat judiciaire, ainsi que l’interdiction (archivée ici) de plusieurs émissions politiques sur les chaînes privées pendant les périodes électorales.
En avril 2024, le CSAC a recommandé aux médias de ne plus diffuser d'informations relatives à la rébellion dans l'est de la RDC sans se référer aux sources officielles, une directive perçue comme une tentative de contrôler la narration médiatique sur le conflit en cours (archivé ici).
Capture d'écran prise par Eleza Fact sur la page X du CSAC interdisant la diffusion des informations pro rebelles
D’ailleurs, le même article de Human Right Watch revient sur la suspension jusqu'à nouvel ordre de Jessy Kabasele, présentateur vedette de l’émission “Le panier the morning show” sur la RTNC, pour n’avoir pas recadré le musicien congolais Koffi Olomide sur son commentaire relatif à la guerre à l’est du pays, en juillet 2024. La RFI (archivé ici) est revenue sur le même incident, précisant que, tant Koffi Olomide que Jessy Kabasele, tous ont été convoqués par le CSAC à la suite de cette émission.
Des journalistes assassinés
Contrairement aux propos de Bosembe, des journalistes ont tragiquement perdu la vie depuis 2019 dans des circonstances non élucidées. Notamment, Héritier Magayane (archivé ici), journaliste à la RTNC, a été retrouvé mort le 7 août 2021 à Rutshuru, dans le Nord-Kivu, alors que la région était placée sous état de siège. Il avait été appelé au téléphone avant d’être retrouvé égorgé. Si les autorités locales ont annoncé l'ouverture d'une enquête, aucun résultat n’a été communiqué à ce jour. Des collègues et médias locaux ont évoqué un possible lien avec ses activités professionnelles.
L'ONG Journaliste en danger (JED) a rapporté que trois journalistes ont été tués et deux portés disparus entre 2019 et 2023 dans les provinces de l’Est de la RDC. Bien que les autorités aient annoncé l’ouverture d’enquêtes pour identifier les auteurs, les commanditaires et les mobiles de ces assassinats, celles-ci n’ont à ce jour donné lieu à aucun aboutissement connu.
Malgré les affirmations de Christian Bosembe, les faits vérifiables et vérifiés démontrent que la liberté de la presse en RDC a été mise à mal sous le mandat de Félix Tshisekedi, avec des conséquences graves pour les journalistes et les médias.
Conclusion
La déclaration de Christian Bosembe, président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et de la Communication (CSAC), affirmant que la liberté de la presse est pleinement garantie en République démocratique du Congo depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, est contredite par de nombreux faits documentés. Depuis 2019, année de l’accession de Tshisekedi à la présidence, plusieurs organisations internationales et congolaises de défense des droits humains ont recensé des atteintes répétées à la liberté de la presse. Des rapports émanant notamment de Journaliste en Danger (JED), Reporters Sans Frontières (RSF), Amnesty International et Human Rights Watch témoignent de multiples cas d’intimidations, d’arrestations arbitraires et d’agressions de journalistes dans l’exercice de leur métier. Ces constats jettent une lumière critique sur les affirmations du CSAC, soulignant un décalage entre le discours officiel et la réalité du terrain pour les professionnels des médias en RDC.